Il y a des chasses que l’on n’oublie pas, celles qui restent à jamais gravées dans votre fort intérieur de par la force des sensations et images qu’elles vous laissent en mémoire. Celle-ci en fait partie.
Nous sommes le 9 juin 2020. Depuis plusieurs jours déjà, le temps est instable du fait d’une goutte froide particulièrement coriace installée à proximité du golfe de Gênes, une synoptique tout à fait classique en automne, mais nettement moins commune au début de l’été. En pratique, cela se concrétise par une instabilité régulière qui se finalise par des développements orageux orographiques diurnes au niveau des premiers reliefs de l’arrière-pays Niçois, débordant rarement en plaine et s’évanouissant le plus souvent bien avant le coucher du soleil. Les ambiances sont satisfaisantes, la foudre est souvent présente sous ces foyers orageux mais il manque quelque chose… Ce quelque chose, c’est évidemment un spectacle orageux nocturne : la beauté, la furtivité et la puissance d’un éclair qui déchirent les cieux n’étant que plus saisissantes la nuit.
Une dégradation inespérée
Après de nombreux orages diurnes tout du long de cette journée du 9 juin sur le Niçois, le ciel se décharge progressivement de sa nébulosité en fin de soirée, mais l’instabilité latente persiste avec des bancs d’altocumulus qui ne trompent guère le chasseur d’orage. Seul contre tous, le modèle de prévision Euro4 persiste à voir de probables développements orageux isolés dans la première et deuxième partie de nuit sur le trait de côte Niçois. Son homologue à maille fine Arome ne voyant strictement rien, le doute est permis et seul le « live » permettra de trancher sur la situation.
Il est 21 h 25 lorsque la convection se développe de façon très franche. Il semble alors à ce moment que le coup de poker d’Euro4 se concrétise. Un imposant congestus gonfle à l’est de Nice, du côté de Menton, et la vitesse de la convection est fulgurante. Un peu surpris par une telle activation aussi tôt dans la soirée (Euro4 la modélisait plutôt autour de 23 h), je réunis rapidement mes affaires et file me positionner.
Le choix du placement était réfléchi depuis un petit moment, presque comme un fantasme : je m’en vais donc du côté de la Tête de Chien. Situé entre la Turbie et Cap d’Ail et du haut de ses 550 mètres d’altitude, ce point de vue est un belvédère en hauteur saisissant et imprenable sur tout le trait littoral de la Riviera, couvrant l’horizon d’est en ouest entre Menton, jusqu’à Antibes. Un panorama à 180 degrés digne des meilleurs balcons de villa, absolument magnifique, qu’importe le moment de l’année. Je rêvais d’immortaliser la foudre depuis là-haut. Le spot étant accessible en voiture de façon sécurisée et rapide depuis Nice, il suffisait « juste » de trouver la bonne situation. Et celle-ci semblait finalement s’y prêter.
Arrivé là-haut après une petite demi-heure de route, aux environs de 22 h 10, les premiers flashs se manifestent du côté de Menton, et il me faut encore cinq minutes le temps de bien me positionner sur le point de vue. Ceux qui connaissent l’endroit savent à quel point le chemin pour accéder à la vue imprenable à cet endroit est tortueux et à flanc de falaise au milieu des pierres acérées. Le temps de tout installer, je manque quelques beaux impacts de foudre. Fort heureusement, il est encore tôt et à 22 h 25, la cellule orageuse alors au large de Menton se réactive et laisse échapper quelques beaux impacts dans la baie Mentonnaise.
Puis, la cellule se décale vers l’est et se rapproche par chance de ma position. Alors qu’elle approche de Monaco, les impacts se poursuivent pour mon plus grand bonheur. Leur luminosité est puissante, et les images sont pratiquement surexposées avec un diaphragme fermé à F/13 ! Les arbres me « gâchent » un peu le spectacle, je me décale alors légèrement.
L’orage continue de lancer de beaux ramifiés. Avec l’imposante et tentaculaire cité Monégasque en contrebas, le contraste est saisissant et je commence à me dire que la soirée de chasse est d’ores et déjà « rentabilisée » !
Il est 22 h 50, le rideau de pluie se densifie encore et s’approche dangereusement de ma position. Cependant, l’activité électrique s’évanouit alors dans les minutes qui suivent. La cellule semble mourir et glisse vers la Principauté en déversant une belle averse. Du haut de la Tête de Chien, je ne reçois que quelques gouttes résiduelles – étant en marge.
Aux environs de 23 h 15, la convection s’active de nouveau et reprend de façon plus franche, cette fois-ci du côté ouest du point de vue, au large de Saint-Jean Cap Férat.
À ce moment précis, le doute s’installe quant à mon positionnement. D’une part, le rideau de pluie sur Monaco continue de se décaler vers moi, d’autre part, la convection prend littéralement au-dessus de ma position ainsi qu’à l’ouest. Peu à peu, je suis encerclé de tous les côtés par ces monstres convectifs. Je me dis alors que je ne suis peut-être plus en sécurité d’où je suis : si jamais une cellule avait la mauvaise idée de prendre pile au-dessus de moi et de générer des ramifiés comme ceux que j’ai capturés en photo quelques minutes auparavant au large, la situation serait critique !
Je me décide à revenir à la voiture. J’avais calculé à l’aller environ sept minutes pour rejoindre l’endroit de prise de vue, c’est donc le moment de décamper afin d’éviter d’être surpris et en danger. Je range appareil photo et trépied alors qu’il commence à pleuvoir et que le vent se lève. Je presse le pas… Mais à mon grand étonnement, la cellule se meurt finalement au-dessus de moi. Les précipitations n’auront pas duré et le rideau de pluie s’est coupé net en l’espace de quelques minutes, si bien que le ciel redevient même parfaitement clair !
Paroxysme : Déluge de foudre extranuageuse
Étant à mi-chemin de la voiture, je ne sais plus quoi penser et consulte les radars qui confirment ce que je vois en direct : la cellule de Monaco est définitivement morte et une nouvelle se génère de façon intense à proximité de Nice et Saint-Jean-Cap-Ferrat. Sur un petit coup de tête, je change d’avis et décide de rester à la Tête de Chien, qui m’a porté chance jusqu’à présent. Je place le trépied en direction de cette cellule qui semble dégénérer sur le Niçois et, dans les secondes suivantes, l’orage lâche un éclair extra-nuageux absolument prodigieux, qui me glace le sang tant sa beauté et sa puissance me subjuguent. Il est alors 23 h 33.
Le spectacle est total, ces coups de foudre extra-nuageux pilonnent littéralement Nice alors que l’on distingue parfaitement le noyau pluvieux au large de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Bien au sec depuis la Tête de Chien, je suis aux anges. Je n’aurais pas pu imaginer mieux… Les photos dont j’ai toujours rêvé deviennent réalité ! L’orage continue de faire rage et les impacts, tous plus esthétiques les uns que les autres, s’abattent sur Nice et ses alentours.
Vue à l’ultra grand angle, la structure convective entière se révèle, totalement isolée et entourée d’un ciel quasiment dénué de nébulosité… Un véritable cadeau de Dame Nature, situé à seulement 7 kilomètres de ma position.
Aussi vite qu’elle s’est manifestée, l’activité électrique ainsi que la cellule s’évanouissent dans un silence total, la pluie s’étalant doucement sur Nice.
À ce moment précis, je me dis que la moisson photographique est déjà plus que satisfaisante. Minuit approche et le travail demain avec le réveil qu’il implique commence à me faire réfléchir sur la suite à donner à cette chasse. Vais-je rester encore un peu ? La tentation de continuer est forte et le radar balaie mes derniers doutes, car de nouveaux orages reprennent au large. C’est désormais parti pour une session de foudroiement maritime !
Dernières salves au large
Dans un premier temps, les cellules restent assez proches, entre Monaco et Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le grand angle s’impose donc encore. Il me faut fermer le diaphragme jusqu’à F/16, mais même ces valeurs d’ouverture peinent par moments à éviter la surexposition… À plusieurs reprises, je garde les persistances rétiniennes coriaces de ces impacts.
Une nouvelle fois, la cellule s’évanouit au large et lui succède à l’est une nouvelle zone de foudroiement, à environ 10 kilomètres plus au large. Il est temps de visser le 50 mm, choix payant puisque la foudre continue de s’abattre plein cadre et parfois encore de façon extra-nuageuse !
Les impacts s’éloignent définitivement, devenant peu à peu noyés et moins esthétiques. L’ambiance reste tout de même plaisante. Il est alors près d’une heure du matin. Je change à nouveau d’objectif pour monter le 80-200 mm et, à partir de ce moment, je me dis que tout le reste sera du pur « bonus » tant le bilan est déjà satisfaisant. La foudre se montre encore, je garde ma focale entre 85 et 115 mm, la cellule étant à environ 20 kilomètres au large.
L’horloge tourne, il est 1 h 30, la carte SD est bien remplie et la première batterie de l’appareil est vide. Il est temps d’en changer, d’autant plus qu’un petit coup d’œil au radar m’interpelle, car une énième cellule se reforme au large d’Antibes. Je n’en reviens pas…
Cette situation nocturne est incroyable, on en serait presque « lassé » ! L’intuition me pousse à nouveau à tourner le téléobjectif sur ce nouvel orage en formation et, dans les minutes qui suivent, de nouveaux extra-nuageux s’échappent de la tour convective. L’orage est à ce moment à environ 35 kilomètres à vol d’oiseau de ma position. Dans un ultime souffle, la cellule, s’éloignant de plus en plus en mer, lâche deux derniers impacts extra-nuageux ramifiés avant de définitivement s’éteindre, véritable cadeau d’adieu achevant une soirée intense.
Il est 2 h 45 du matin, l’heure est arrivée de rentrer chez moi avec plein d’images dans la tête et un contentement au plus haut. Je sais que le réveil sera difficile, mais en aucun cas je ne regrette cette soirée qui est clairement à ce jour l’une des plus prolifiques et impressionnantes que j’ai connue. Avec le recul, je me dis que j’ai eu une chance inestimable et improbable d’être positionné aussi idéalement et de façon assez proche tout le long de l’épisode orageux, et surtout d’avoir pu rester au sec quasiment tout du long, et sans vent !
Je souhaite à tout chasseur d’orage un jour de vivre ce genre de situation orageuse. Ces moments à la fois intenses et furieux mais aussi de façon paradoxale très complices avec la nature nous rappellent à quel point l’Homme est petit face à ces monstres convectifs.